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INTERNATIONAL
LE MONDE / SAMEDI 11 NOVEMBRE 2000
2
Des machines obsolètes, des collectivités locales indigentes...
NEW YORK
de notre correspondante
Le maire de New York, Rudy Giuliani, a dû
attendre une demi-heure avant de pouvoir vo-
ter le 7 novembre, dans le bureau de vote où il
est inscrit. Non pas à cause de la foule qui s’y
pressait, mais parce que le fonctionnement de
machines à voter centenaires ralentissait
considérablement le vote. A Brooklyn, des élec-
teurs affirment avoir dû attendre deux heures
avant de pouvoir voter, au cours d’une journée
qui n’était pas fériée, et ont vu des gens partir,
découragés, sans avoir voté. D’autres ont vu le
levier de la machine leur rester dans les mains
au moment fatidique. Jeudi, M. Giuliani a reje-
té la responsabilité des lenteurs et des dysfonc-
tionnements sur les autorités des comtés, les
collectivités locales chargées de l’organisation
matérielle des élections dans l’Etat de New
York. « Les gens qui s’occupent de ça sont nom-
més en fonction de leur affiliation politique », a-
t-il plaidé, un brin méprisant, en guise d’expli-
cation de la confusion actuelle.
C’est l’un des grands paradoxes de la situa-
tion dans laquelle se trouve la démocratie
américaine depuis le 7 novembre : dans un
pays si attaché au processus démocratique, qui
se veut l’un des systèmes politiques les mieux
équilibrés au monde, où la technologie est om-
niprésente et dont une bonne partie de la po-
pulation n’éprouve aucune difficulté à échan-
ger des titres boursiers sur Internet, l’exercice
du droit de vote, fondement même de la dé-
mocratie, repose sur un équipement obsolète
et des collectivités locales indigentes.
PAS DE PIÈCES DÉTACHÉES
Conformément à la tradition de décentrali-
sation des Etats-Unis, l’Etat fédéral n’est pas
impliqué dans l’organisation des élections, qui
relève de la compétence des Etats, même lors-
qu’il s’agit de la désignation des instances fé-
dérales. A leur tour, les Etats ont délégué cette
compétence aux collectivités locales les plus
modestes, les comtés et les municipalités. Or
ces collectivités locales − qui partagent souvent
aussi la responsabilité de l’éducation – sont no-
toirement pauvres, et la fonction électorale
épisodique n’est évidemment pas leur priorité
budgétaire.
Le Wall Street Journal dressait, jeudi, un por-
trait quelque peu ubuesque de la technologie
utilisée dans les bureaux de vote américains de
l’an 2000, grâce auquel on comprend mieux
comment une grande démocratie comme celle
des Etats-Unis peut un beau jour se retrouver
suspendue à la mauvaise présentation d’un
bulletin de vote dans un comté de Floride. Les
machines à voter modernes, qui reposent sur
un système électronique, n’étaient encore uti-
lisées en 1996 que dans 7,7 % des bureaux de
vote. Les autres (37 % des bureaux) se
contentent encore d’archaïques machines à le-
vier, conçues en 1892, de bulletins de papier, ou
de cartes à poinçonner. Le fabricant des ma-
chines à levier, Shoup Voting Machines, une
entreprise de Quakertown, en Pennsylvanie, a
cessé de produire ces machines en 1978. De-
puis 1988, il ne fabrique même plus de pièces
détachées.
S. K.
Le dollar et Wall Street
affectés
La crise actuelle commence à
provoquer des remous sur les
places financières internatio-
nales. Les marchés boursiers
américains ont poursuivi, jeudi
9 novembre, leur mouvement de
repli. Si l’indice Dow Jones et l’in-
dice Nasdaq ont finalement clô-
turé sur des reculs limités (res-
pectivement – 0,67 % et – 0,97 %),
ils avaient, en cours de séance,
enregistré des pertes plus impor-
tantes. « Si cette situation d’incer-
titude dure, les marchés seront cer-
tainement affectés directement »,
estime Jay Suskind, chef des
transactions boursières chez
Ryan Beck. Le billet vert, de son
côté, a cédé du terrain face à
la monnaie européenne, à
0,8685 dollar pour un euro.
Contestations en série, drôles de bulletins de vote : le casse-tête de la Floride
WASHINGTON
de notre correspondant
La Floride poursuit, depuis mer-
credi, un nouveau décompte des
résultats de l’élection présidentielle
du 7 novembre. La confusion de-
meure totale : selon les calculs réa-
lisés par l’agence de presse améri-
caine Associated Press dans les
67 circonscriptions de l’Etat,
George W. Bush ne devançait plus
Al Gore que de 229 voix, jeudi
10 novembre au soir, une fois le
nouveau décompte terminé dans
66 des 67 comtés. Mais ces chiffres
n’ont pas été confirmés par la res-
ponsable des opérations de dé-
pouillement, la secrétaire d’Etat de
Floride, Katherine Harris, qui n’a
parlé, en fin d’après-midi, que du
décompte de 53 des 67 circonscrip-
tions et a cité un écart de 1 784 voix
en faveur du républicain. Voici les
principales questions qui se posent
dans cet Etat, qui n’a pas encore
désigné ses 25 grands électeurs.
Nous avons tenté d’y répondre
avec l’aide de M
e
Alfred Duran, un
avocat de Miami qui a exercé des
responsabilités au sein du Parti dé-
mocrate en Floride.
b Quand les résultats de la
Floride seront-ils proclamés ?
Lorsque les quelque 6 millions de
bulletins auront été vérifiés dans
les 67 comtés de l’Etat et quand les
votes par correspondance des ré-
sidents à l’étranger – qui ont dix
jours pour parvenir aux bureaux de
vote – auront été comptabilisés, le
résultat définitif sera proclamé par
la commission électorale de l’Etat.
b Quelle est la procédure en
cas de contestation ? Après la
première vérification en cours, qui
est avant tout technique, celui qui
sera déclaré perdant peut, dans un
délai de dix jours, réclamer un troi-
sième décompte au niveau de
l’Etat ou d’un comté, ce que les dé-
mocrates ont demandé pour les
comtés de Dade (Miami), Broward,
Palm Beach et Volusia. Cette vérifi-
cation est effectuée à la main, les
bulletins étant examinés un par un,
y compris ceux qui ont été in-
validés.
b Quelles sont les conditions
pour qu’une plainte soit prise en
compte ? Le seul motif recevable
pour un juge, c’est qu’il y ait eu
fraude et donc intention délibérée
de tricher, ce qui est très difficile à
prouver, explique M
e
Duran. Une
erreur, une irrégularité ne sont pas
une raison suffisante ; si des gens
ont fait une erreur en remplissant
leur bulletin de vote, ils ne peuvent
s’en prendre qu’à eux-mêmes. Les
tribunaux peuvent annuler des ré-
sultats et appeler les électeurs à
voter de nouveau dans un comté.
Ils ont même renversé, il y a deux
ans, les résultats de l’élection du
maire de Miami, invalidant l’élu et
le remplaçant par le battu.
L’organisation des élections
étant sous la responsabilité de
chaque Etat, il faudrait saisir un
juge local, élu. Le seul motif va-
lable pour saisir un juge fédéral se-
rait que la Constitution ou la loi fé-
dérale aient été violées. Mais les
magistrats n’aiment guère se saisir
de plaintes à motifs politiques et
refusent la plupart du temps de re-
cevoir de telles plaintes. Ce qui ne
veut pas dire que des individus, des
groupes ou un des deux partis ne
puisse tenter de porter plainte.
Certains l’ont déjà fait.
b Quel est le problème posé
par les bulletins de vote à Palm
Beach ? Les démocrates et un cer-
tain nombre d’électeurs se sont
plaints que les bulletins distribués
– dits « bulletins papillon » –
n’étaient pas clairs. En milieu de la
journée de mardi, réalisant le pro-
blème, le comté a donné des ins-
tructions pour que l’on prévienne
les électeurs. Mais il était trop tard
pour éviter des incidents.
b Combien de voix ont été in-
validées ? Dans le comté de Palm
Beach 19 000, dans celui de Dade
(Miami) 17 000. Dans le premier
cas, ces bulletins ont été invalidés
parce que des électeurs, croyant
qu’il fallait cocher deux cases pour
voter Gore, ont coché par erreur
celle de Buchanan. Ils ont donc été
considérés comme ayant voté deux
fois. On a aussi parlé de machines
à perforer les bulletins de vote qui
auraient mal fonctionné. Au-
jourd’hui, l’équipe d’Al Gore consi-
dère que ces bulletins sont illégaux
et qu’il faut revalider les bulletins
invalidés, ce qui leur donnerait la
victoire. Les républicains ré-
pliquent qu’il aurait fallu porter
plainte avant le vote, affirment
qu’un bulletin du même type a été
distribué à Chicago et mettent en
cause les démocrates.
b Et sur quoi porte la polé-
mique sur le vote pour Pat Bu-
chanan ? L’ultra conservateur Pat
Buchanan a obtenu 3 407 voix à
Palm Beach, le seul comté démo-
crate où il a fait un score aussi éle-
vé (0,79 %) et vraisemblablement à
cause de la confusion créée entre
son nom et celui d’Al Gore sur le
bulletin de vote papillon. Sa
moyenne dans l’Etat est de 0,29 %
et de 0,14 % dans le comté démo-
crate voisin de Broward. Selon une
étude statistique diffusée par la
Brookings Institution à Washing-
ton, si la logique statistique avait
été respectée M. Buchanan n’au-
rait pu obtenir que 1 200 voix. «Ces
voix ne m’appartenaient probable-
ment pas. Cela me met mal à
l’aise », a déclaré Pat Buchanan.
b Y a-t-il eu d’autres plaintes ?
Certains militants noirs, en parti-
culier le révérend Jessie Jackson et
la NAACP (Association pour
l’avancement des gens de couleur),
ont fait état de menaces contre des
électeurs noirs. Ils ont parlé d’inti-
midation, de personnes qui
n’avaient pas trouvé leur nom sur
les listes électorales et n’ont pu té-
léphoner aux instances supé-
rieures, les lignes étant toujours
occupées. Ils ont déposé divers re-
cours en justice.
b Sans oublier les votes par
correspondance... Il s’agit avant
tout des votes de Floridiens rési-
dant à l’étranger. Ils doivent avoir
été postés avant le 7 novembre et
parvenir en Floride avant le
17 pour être comptabilisés.
Comme ils sont distribués au ni-
veau des comtés, on ignore tou-
jours leur nombre exact. Jusqu’aux
dernières élections, ceux qui de-
mandaient à en bénéficier
– 2 500 en 1996 – étaient essentiel-
lement des militaires en poste à
l’étranger, qui votent générale-
ment républicain. Ils y en aurait
sensiblement plus cette année.
Patrice de Beer
NEW YORK
de notre correspondante
Un papillon est en train de plon-
ger la démocratie américaine dans
la confusion la plus totale. Parce
qu’il est composé de deux feuilles
face à face, on appelle « papillon »
le type de bulletin de vote qui a
été soumis le 7 novembre aux
électeurs du comté de Palm Beach
en Floride et dont quelque 19 000
exemplaires, mal remplis, ont été
considérés comme nuls. C’est à la
polémique sur ce papillon impar-
fait qu’était suspendue, jeudi 9 no-
vembre et très probablement pour
encore plusieurs jours, l’élection
du 43
e
président des Etats-Unis.
Retranchés derrière leur état-
major, les deux candidats, le répu-
blicain George W. Bush et le dé-
mocrate Al Gore, ont évité d’ap-
paraître en public, jeudi, mais ont
durci leur position, chacun reven-
diquant le droit à la victoire. Par
porte-parole interposés, ils s’af-
frontent maintenant dans une
deuxième campagne, une cam-
pagne postélectorale à l’issue aus-
si incertaine que la première.
La Floride, pendant ce temps, a
poursuivi le nouveau décompte du
vote du 7 novembre. Quel qu’en
soit le résultat, la responsable des
opérations de dépouillement, la
secrétaire d’Etat de Floride, Ka-
therine Harris, a de nouveau évo-
qué la nécessité d’attendre la fin
du dépouillement, le 17 novembre,
des votes par correspondance des
électeurs d’outre-mer. « Personne
n’a jamais dit que la démocratie
était simple, mais ça marche, a lan-
cé l’un des responsables de l’Etat
de Floride, Bob Crawford, aux
journalistes exaspérés par le flou
des informations. Si vous voulez de
la simplicité, allez donc à 90 miles
d’ici, à Cuba, là-bas tout est beau-
coup plus simple ! »
« DE LA HAUTEUR »
Dépêché par Al Gore à Tallahas-
see, la capitale de la Floride, pour
observer les opérations de dé-
compte, l’ancien secrétaire d’Etat,
Warren Christopher, a évoqué de
« sérieuses et substantielles irrégu-
larités » au cours du vote. A ses
côtés, Bill Daley, le directeur de
campagne de M. Gore, a fait part
de son intention d’aller devant les
tribunaux pour faire réparer « une
injustice sans équivalent dans l’his-
toire » et de réclamer un nouveau
décompte manuel, et non plus
électronique, dans quatre comtés
de Floride, représentant près
d’1,8 million de voix ; il a aussi ac-
cusé l’équipe Bush de « s’emparer
présomptueusement de la victoire,
d’essayer de mettre en œuvre une
transition et, ce faisant, de courir le
risque de semer la confusion et la
division » dans le pays.
Il n’a pas fallu très longtemps au
camp Bush pour riposter. Le bras
droit de M. Bush, Karl Rove, a ac-
cusé l’entourage de M. Gore de
« déformer et politiser » le déroule-
ment de l’élection en Floride et a
assuré que de nouveaux dé-
comptes à travers le pays, dans le
Colorado, en Arizona, et en Cali-
fornie, où un million de votes par
correspondance n’ont pas encore
été comptabilisés, allaient modi-
fier le résultat total, où M. Gore
détient près de 200 000 voix de
majorité ; il a également brandi la
menace d’un nouveau décompte
dans l’Iowa ou le Wisconsin, où
M. Gore l’a emporté de quelques
milliers de voix. Le directeur de la
campagne Bush, Don Evans, a re-
jeté « l’une des options [démo-
crates], qui semble être d’envisager
de nouvelles élections. Notre pro-
cessus démocratique prévoit que
l’on vote le jour de l’élection, pas
que l’on continue de voter jusqu’à
ce que le résultat vous plaise. »
Bien qu’aucune atmosphère de
crise ne soit palpable dans le pays,
où les gens paraissent confiants
dans la capacité de résistance
d’un système politique qui a déjà
surmonté toute la procédure de
l’impeachment en 1999, plusieurs
voix se sont élevées, jeudi, pour
souhaiter que l’impasse ne se pro-
longe pas outre mesure et deman-
der que l’un des deux candidats
fasse preuve de courage politique
et renonce à revendiquer le man-
dat présidentiel. Un politologue
très respecté de Yale, Stephen
Carter, a regretté que M. Bush et
M. Gore soient tous deux prêts à
« aller jusqu’au bout pour ga-
gner ». « Des valeurs plus impor-
tantes sont en jeu, a-t-il ajouté. Il
faut que l’un des deux prenne un
peu de hauteur » et se retire de la
course. Pour l’ancien sénateur
Howard Baker, qui fut un proche
collaborateur de Ronald Reagan,
ce serait là un comportement
« héroïque », qui servirait les inté-
rêts de la démocratie ; « Les pour-
suites judiciaires ne résolvent ja-
mais rien, elles suscitent de
l’acrimonie. Il serait regrettable
qu’une élection présidentielle fi-
nisse par être décidée par une in-
tervention judiciaire. » D’autres,
comme l’ancien président Jimmy
Carter, ont souligné qu’il ne fallait
pas risquer d’affaiblir la légitimité
de la future administration : «La
campagne a duré plus d’un an, a-t-
il remarqué. Attendre quelques
jours de plus n’est pas inad-
missible. »
Dans un registre plus léger,
l’humoriste David Letterman, qui
a un show quotidien le soir sur
CBS, pense avoir trouvé la solu-
tion : « George W. Bush n’a pas été
élu président des Etats-Unis, ob-
serve-t-il. Al Gore n’a pas été élu
président des Etats-Unis. Et si on en
restait là ? »
Sylvie Kauffmann
ÉLECTION
Le résultat de l’élection
présidentielle aux Etats-Unis est toujours
en suspens alors que le nouveau dé-
compte des suffrages dans l’Etat de Flo-
ride s’est poursuivi, jeudi 9 novembre.
b LES RESPONSABLES du dépouillement
ont fait état d’une avance de 1 784 voix
pour George W. Bush après décompte de
53 des 67 circonscriptions. Mais l’agence
Associated Press n’annonçait plus qu’un
Al Gore et George W. Bush durcissent leurs positions
Le camp démocrate, qui s’estime porteur de la légitimité populaire puisqu’il est en tête du scrutin dans l’ensemble de l’Union en termes de voix,
dénonce le comportement de « vainqueur » du candidat républicain. En Floride, aucun résultat définitif ne sera connu avant le 17 novembre
écart de 229 voix après dépouillement
dans 66 des 67 comtés. b LE DÉCOMPTE
final ne pourra être publié avant le 17 no-
vembre, expiration du délai pour l’arrivée
des votes par correspondance. b CER-
TAINS EXPERTS appellent l’un des candi-
dats à se retirer, au nom des intérêts de la
démocratie, mais les deux camps ont durci
leur discours. (Lire aussi notre éditorial
page 24.)
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